SAINT
LOUIS, SAINT GUY
Tu
ne dresseras point des statues qui soient en aversion à l’Éternel.
-Deutéronome
16 :22
Je
devais avoir quinze-seize ans quand j’ai vu Easy Rider pour
la première fois. J’avais séché un cours pour pouvoir finir le
film, le regarder d’une traite. J’avais sûrement raconté au
prof que j’avais loupé mon bus, ou une connerie comme ça.
Deuxième cours de l’après-midi, je me suis assis en classe et
j’étais tellement secoué que j’ai même pas bavardé, juste
répondu à mon nom par « Présent. ». J’oublierai
jamais cet élan pur sur des milliers de kilomètres abrégé par une
cruauté logique. J’oublierai jamais ces deux coups de pétard sur
la vieille télé noire, cette pellicule pastel, le trajet Los
Angeles-la Nouvelle-Orléans, un truc incommensurable sur le son des
Byrds et du Band, cette musique que j’avais jamais entendu, comme
un pavé dans l’âme, une onde qui résonne encore ; le trajet
depuis « Los-Ang’lesse » comme ils disent dans le film,
comme dit encore Mamie…jusqu’à ici ; la bouche et les yeux
invisibles de Dennis Hopper, le silence sage de Fonda qui cache son
impatience d’arriver au carnaval. Cette amitié sincère, sur la
route, une route qui rendait mon lycée, les bâtiments, transparents
– les cours, absurdes. TOUT absurde. Cet après-midi-là, j’étais
pas là.
le
trip sous acide dans le cimetière Saint Louis, sur un Kyrie
Eleison complétement psyché, un Kyrie Eleison que j’avais
chanté des dizaines de fois au catéchisme et à la messe, mais
celui-là...
Aujourd’hui,
j’ai décidé d’aller voir la statue blanche, ce Sphinx qui ne
pouvait rien pour Fonda. Je laisse Dorian et Pascal à l’hôtel, il
y a du basket à la télé.
Bus
jusqu’à Rampart Street, puis quelques pas et je maudis déjà mon
jean. Les murs sont d’une blancheur éclatante, comme celle qui
aveugle, sur les murs des Antilles...mais pas très hauts. Je passe
les grilles et ignore les appels d'un vendeur de canettes assis sur
sa glacière.
Des
centaines de croix et stèles sous lesquelles les morts ont gardé
leurs noms français. Des palmiers et des plantes sobres mais rendues
majestueuses par les circonstances funestes. Le temps en suspens
comme dans un cimetière de Toscane, le silence battu par des petits
groupes de touristes qui écoutent les guides, qui rient à leurs
blagues.
Je
balade mes chaussures en toiles sur les graviers et m’arrête face
à une sépulture submergée d’offrandes : des bougies, des
papiers, des billets, des canettes, des bouteilles de whisky, comme
sur la tombe de Morrison au Père-Lachaise, des pièces et
naturellement, des dizaines de colliers de perle. Un type qui a noué
son t-shirt sur sa tête s’arrête à côté de moi :
« C’est
la tombe de Marie Laveaux
Est-ce
une question, une amorce, de discussion ?
-Ah oui ?
-C’est
la sorcière vaudou la plus célèbre.
-Merci
de l’info.
Je
balade mes chaussures en toile noire dans la boue entre les tombes du
cimetière Saint Louis No.1, cette boue qui subsiste à la chaleur
accablante, la boue à l’ombre des arbres après la pluie tropicale
qui s’est abattue cette nuit, depuis le ciel de Louisiane ; à
l’ombre des tombes dont les morts ont gardé leurs noms français
et qui ne pourront jamais reposer en paix à cause des guides et des
touristes qui battent les graviers et qui bavardent ; à cause
des bikers qui viennent, comme moi, se recueillir devant la statue
qui a accueilli Fonda, autrefois ; qui la cherche...
Puis
la trouve : une Vierge-Marie surplombe depuis un mausolée, et
ça y est : quatre statues grecques…et la mienne. Assise bien
droite dans le marbre, à brandir son bras pour l’éternité, à
brandir son bras mutilé, main cassée.
Je
reste là, debout, dans la chaleur et ma sueur que j’ignore.
Il
y avait beaucoup de vent le jour du trip à l’acide. Et de la
pluie.
Impossible
de me retrouver seul devant la statue plus d’une minute. Des
bikeurs et des touristes se succèdent et se prennent en photo.
Certains me demandent si c’est bien « la statue du
film ».
Je
dis oui. Certains entament la discussion me disent qu’ils sont
motards.
Je
vois bien qu’ils sont motards, t-shirt Harley-bouc-tatouages, trop
vieux et bedonnants pour escalader le marbre.
Et
puis je reste là encore de longues minutes. Je repense aux deux
coups de pétard sur la vieille télé noire, à cet après-midi
unique où j’ai senti mon âme ;
aux
pleurs de Fonda contre le visage marmoréen qui l’ignorait
et
qui aujourd’hui ne me quitte pas du regard.
Je
balade mes chaussures en toiles sur les graviers et je sors du
cimetière Saint Louis.
Sur
une tombe, j’ai vu mon nom, aujourd’hui.
...work in progress
No comments:
Post a Comment