Monday, December 9, 2013

SAINT LOUIS, SAINT GUY

SAINT LOUIS, SAINT GUY

Tu ne dresseras point des statues qui soient en aversion à l’Éternel.
                                                                   -Deutéronome 16 :22


           Je devais avoir quinze-seize ans quand j’ai vu Easy Rider pour la première fois. J’avais séché un cours pour pouvoir finir le film, le regarder d’une traite. J’avais sûrement raconté au prof que j’avais loupé mon bus, ou une connerie comme ça. Deuxième cours de l’après-midi, je me suis assis en classe et j’étais tellement secoué que j’ai même pas bavardé, juste répondu à mon nom par « Présent. ». J’oublierai jamais cet élan pur sur des milliers de kilomètres abrégé par une cruauté logique. J’oublierai jamais ces deux coups de pétard sur la vieille télé noire, cette pellicule pastel, le trajet Los Angeles-la Nouvelle-Orléans, un truc incommensurable sur le son des Byrds et du Band, cette musique que j’avais jamais entendu, comme un pavé dans l’âme, une onde qui résonne encore ; le trajet depuis « Los-Ang’lesse » comme ils disent dans le film, comme dit encore Mamie…jusqu’à ici ; la bouche et les yeux invisibles de Dennis Hopper, le silence sage de Fonda qui cache son impatience d’arriver au carnaval. Cette amitié sincère, sur la route, une route qui rendait mon lycée, les bâtiments, transparents – les cours, absurdes. TOUT absurde. Cet après-midi-là, j’étais pas là.

                                                             le trip sous acide dans le cimetière Saint Louis, sur un Kyrie Eleison complétement psyché, un Kyrie Eleison que j’avais chanté des dizaines de fois au catéchisme et à la messe, mais celui-là...

            Aujourd’hui, j’ai décidé d’aller voir la statue blanche, ce Sphinx qui ne pouvait rien pour Fonda. Je laisse Dorian et Pascal à l’hôtel, il y a du basket à la télé.

            Bus jusqu’à Rampart Street, puis quelques pas et je maudis déjà mon jean. Les murs sont d’une blancheur éclatante, comme celle qui aveugle, sur les murs des Antilles...mais pas très hauts. Je passe les grilles et ignore les appels d'un vendeur de canettes assis sur sa glacière.
            Des centaines de croix et stèles sous lesquelles les morts ont gardé leurs noms français. Des palmiers et des plantes sobres mais rendues majestueuses par les circonstances funestes. Le temps en suspens comme dans un cimetière de Toscane, le silence battu par des petits groupes de touristes qui écoutent les guides, qui rient à leurs blagues.
            Je balade mes chaussures en toiles sur les graviers et m’arrête face à une sépulture submergée d’offrandes : des bougies, des papiers, des billets, des canettes, des bouteilles de whisky, comme sur la tombe de Morrison au Père-Lachaise, des pièces et naturellement, des dizaines de colliers de perle. Un type qui a noué son t-shirt sur sa tête s’arrête à côté de moi :
            « C’est la tombe de Marie Laveaux
Est-ce une question, une amorce, de discussion ?
           -Ah oui ?
           -C’est la sorcière vaudou la plus célèbre.
           -Merci de l’info.

           Je balade mes chaussures en toile noire dans la boue entre les tombes du cimetière Saint Louis No.1, cette boue qui subsiste à la chaleur accablante, la boue à l’ombre des arbres après la pluie tropicale qui s’est abattue cette nuit, depuis le ciel de Louisiane ; à l’ombre des tombes dont les morts ont gardé leurs noms français et qui ne pourront jamais reposer en paix à cause des guides et des touristes qui battent les graviers et qui bavardent ; à cause des bikers qui viennent, comme moi, se recueillir devant la statue qui a accueilli Fonda, autrefois ; qui la cherche...
           Puis la trouve : une Vierge-Marie surplombe depuis un mausolée, et ça y est : quatre statues grecques…et la mienne. Assise bien droite dans le marbre, à brandir son bras pour l’éternité, à brandir son bras mutilé, main cassée.
           Je reste là, debout, dans la chaleur et ma sueur que j’ignore.
            
           Il y avait beaucoup de vent le jour du trip à l’acide. Et de la pluie.
Impossible de me retrouver seul devant la statue plus d’une minute. Des bikeurs et des touristes se succèdent et se prennent en photo. Certains me demandent si c’est bien « la statue du film ».
           Je dis oui. Certains entament la discussion me disent qu’ils sont motards.
           Je vois bien qu’ils sont motards, t-shirt Harley-bouc-tatouages, trop vieux et bedonnants pour escalader le marbre.

Et puis je reste là encore de longues minutes. Je repense aux deux coups de pétard sur la vieille télé noire, à cet après-midi unique où j’ai senti mon âme ;
aux pleurs de Fonda contre le visage marmoréen qui l’ignorait
                                               et qui aujourd’hui ne me quitte pas du regard.

Je balade mes chaussures en toiles sur les graviers et je sors du cimetière Saint Louis.
Sur une tombe, j’ai vu mon nom, aujourd’hui.

...work in progress

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